Je dormais comme un bienheureux. Voilà que la belle ouvre la porte et me jette hors de la caravane, sans ménagement et sans un café. Et presque sans un mot, si ce n'est une phrase grommelée. "Là, il y a ma mère...j'vais la voir...pas vue depuis des mois...sais pas comment elle est...". Et elle s'est engagée, les épaules basses, dans la rue de la Cerisaie. C'était écrit au coin de la rue. Je me suis dit que ça faisait "théâtre" et là où rôdait Tchekov, se trouvaient certainement des personnages qui méritaient l'intérêt d'une rencontre . De l'autre côté de la rue, derrière une haute clôture, dense comme un poing fermé était établie une maison lourdement posée sur ses murs. "Louise Michel", écrit en gros sur la façade. J'ai pensé à un vieux monument communiste, mais le rapport avec Tchekov était bien hasardeux. Une porte ouverte sur l'arrière m'a permis d'entrer sans être vu. Enfin, sauf d'une fenêtre, où le sourire radieux d'une vieille femme, me saluant comme une vieille connaissance, m'a figé. Elle ne me quittait pas des yeux en agitant la main d'un salut enthousiaste. Et, un geste timide de ma propre main aidant peut-être, elle a regardé ailleurs et m'a libéré.
Curieuse maison, que cette maison Louise Michel. Imaginez un monde où presque tous les habitants sont des femmes et probablement centenaires. Quelque chose comme ça. Une sorte d'anomalie anthropologique. J'ai trop lu des romans étranges pour ne pas éprouver le sentiment assez stimulant de pénétrer de l'autre côté d'un miroir, miroir ouvert par le sourire éblouissant d'une dame aux cheveux d'argent. Je ne l'oublierai jamais. Elle est mienne, mère ou vieille amante, pour l'éternité.
Oui, de l'autre coté, flottait une brume d'éternité. J'ai marché presque invisible au milieu des habitants de ce monde LM - c'est le nom que je lui ai donné. Invisible, car personne ne me portait vraiment attention, ou alors par des regards absolument fixes, comme ceux des jeunes enfants, dépourvus de toute insolence. Simplement grands ouverts sur tout ce qui pouvait se produire autour d'eux. Comme si tout était à apprendre, encore et toujours, en absorbant tout ce qui arrive.
Et le silence, le silence toujours troublant quand il est porté à cette intensité par un corps humain. Et quand je dis "silence", il s'agit de celui qui s'impose au bruit. Car du bruit, tout autour, il y en avait, et parfois beaucoup. Une télévision qui caquetait de ses impitoyables séries, une radio comme un robinet à bavardage, et dans une grande pièce proche, des chansons sans âge reprise en choeur par des voix vibrantes. Oui du bruit, mais pourtant le silence de ces corps... dont certains dormaient à tête fléchie sur la poitrine.
Et de temps à autre, une chaise roulante poussée par un généreux (ce ne pouvait être que l'un de ceux là, qui acceptait paisiblement de s'atteler à cette tâche locomotive) où trônait l'homme - l'un des rares - à la main tendue, ou une femme enroulée dans une épaisse couverture pour lutter contre un glacement qui lui appartenait à elle seule.
Je cherchais toujours Babouillec et je la trouvais partout. J'étais demain, j'étais là après la mort. Dans le coin de l'univers où se tiennent les âmes en transit, recueillies dans leur silence ou leur infinie attente au regard ouvert sur ce qui s'annonce et qu'eux seuls savent. Peut-être.
Et cette femme plus jeune que les autres qui parcourait comme moi, les salles et les couloirs, s'arrêtant parfois pour se balancer d'avant en arrière, d'un pied sur l'autre, en passant sa langue sur ses dernières dents. Sans un mot, ou un court gémissement, avant de foncer dans un ascenceur s'ouvrant opportunément devant elle. Madame, tu dois la connaître celle qui écrit: "Elle, l'éternité, nous les rêveurs...". Tu as dû croiser son rire et son silence, non ?
Elle avait son double masculin, qui se déplaçait sans trêve, comme un fugitif. Je l'ai appelé le "fugueur". Impossible de ne pas le trouver sur ma route, mais toujours dans l'autre sens, comment dire autrement, l'autre sens, peut-être même dans tous à la fois. Corps en déplacement de poète.
Derrière une porte à double battant presque dissimulée au regard, vivait une communauté encore un peu plus singulière. Le saint des saints. Le lieu des origines. Où règne Babouillec la Grande Parlante Muette. Je m'en suis vite convaincu. Passer outre les mots usuels et les discours tout fait et toujours empruntés à d'autres, passer outre le silence régnant sur les autres corps, là bas dans les autres pièces. Dame 1 qui parle tant et pourtant sans rien dire qui décrirait le monde commun. Dame 1, dites moi, Babouillec ? Dame 2 vitupérant contre les mâles, hommes de toutes sortes, à coup de déclaration tonitruantes. " T'es de la police, toi ? " elle me lance..."fais du sport ou tu vas éclater les boutons de ta chemise"...et moi qui me croyait invisible, je rougis. Quelle importance, chacune est en affrontement avec le langage, et seulement avec lui. Dame 2, dites moi, Babouillec ? Mais elles n'entendent qu'elles-mêmes, car elles sont la question et la réponse.
Un des généreux qui glisse comme un patineur entre les douleurs et les mots éparpillés, me regarde et me parle. Enfin quelqu'un me parle. Il dit en souriant malicieusement: "vous venez pour la treizième chambre ?" Je comprends qu'il n'y en a que douze. Je marche dans le couloir et le confirme. Mais il m'a ouvert la porte qui n'existe pas et je crois que j'y suis entré.